5

 

On la vit qui traversait la pelouse bordant le portail ouest et, lorsqu’elle arriva au palais, son père, seul, l’attendait sur le seuil. Les esclaves étaient déjà occupés à balayer les petits monticules de sable qui s’étaient formés un peu partout, mais ce jour-là personne ne chantait en travaillant, et le silence régnait sur le palais. L’air semblait chargé de funestes présages, malgré la présence de Râ dans la poussière dorée soulevée par les balayeurs, sur les mosaïques et entre les blanches colonnes. Hatchepsout, consciente de cette atmosphère oppressante, alla s’agenouiller devant Touthmôsis pour lui demander pardon, et sentit son regard froid posé sur elle.

Après le bain on lui avait ceint les reins de toile jaune. Seul un pectoral en or et en faïence bleue, orné de deux aigles de chaque côté de l’œil d’Horus, pendait sur sa poitrine. Il portait sur la tête un couvre-chef rayé, noir et jaune, dont les deux pans retombaient sur les épaules, paré sur le devant du cobra royal dressé, l’uraeus brillant sur son large front. Il n’avait ni dormi, ni mangé, et ses yeux injectés de sang sous le khôl lui donnaient l’apparence d’un vieillard. Il ne lui ordonna pas de se relever et elle demeura face contre terre, en s’efforçant de reprendre sa respiration. Touthmôsis se mit à arpenter la pièce.

— Où étais-tu ?

— Je me suis promenée dans les jardins, père.

— Tiens donc ! Pendant plus de quatre heures ?

— Oui, puissant Horus.

— En pleine nuit ? Dans le vent de sable ?

— Oui.

— Tu mens, dit-il tranquillement. Les jardins ont été passés au crible depuis ton départ et mon capitaine sera fouetté pour ne pas t’y avoir trouvée. Alors, réponds-moi ! (Son ton se fit plus cassant.) Je suis ton père, mais je suis aussi pharaon. Je peux te faire fouetter toi aussi, Hatchepsout. Où étais-tu ?

Elle vit les pieds de son père se rapprocher de son visage. Elle commençait à ressentir une crampe provoquée par l’inconfort de sa position ; une odeur de pain frais lui parvenait aux narines, lui rappelant sa faim, mais elle ne bougea pas.

— J’étais bien dans les jardins, père, mais après je suis allée au temple.

Elle entendit le pied de son père frapper le sol à la hauteur de son oreille gauche.

— Tiens ! Ne trouves-tu pas bizarre que les gardiens du temple, qui l’ont fouillé de fond en comble pendant des heures, soient toujours en train de te chercher ?

— J’étais bien au temple, père, mais pas à l’intérieur. Je suis allée… je suis montée dans la barque sacrée, où je me suis abritée du vent.

Incapable encore de mentir sans trembler, elle était heureuse que son père ne puisse voir son visage.

— Vraiment ? Et pourquoi t’es-tu sauvée ?

— Je voulais être auprès de mon Père. Je voulais penser à… à ma chère Néférou.

Touthmôsis marqua un temps d’arrêt, puis il alla s’asseoir sur une de ses chaises basses d’enfant.

— Relève-toi, Hatchepsout, et viens ici, dit-il avec douceur. J’ai vécu des moments d’extrême inquiétude cette nuit à cause de toi, et j’ai passé ma colère sur les soldats et les domestiques. Quand apprendras-tu la prudence ? As-tu faim ?

Elle se releva et courut vers la table tandis que son père retirait l’étoffe qui protégeait le pain chaud, le poisson fumé et une salade verte à l’odeur de papyrus et d’oignon qui lui mit l’eau à la bouche.

— Mange.

Il négligea d’appeler un esclave pour lui laver les mains, et cela ne la gêna guère. « Je me suis entièrement lavée dans les eaux de mon Père », pensa-t-elle. Après avoir jeté un regard coupable à Touthmôsis, elle s’assit en tailleur sur un coussin et brisa d’une main ferme la miche de pain. Il attendit patiemment qu’elle eût avalé la dernière miette de son poisson et vidé jusqu’à la dernière goutte de lait de sa coupe. Quand elle eut terminé, il lui dit à voix basse :

— Néférou est morte, Hatchepsout.

Elle hocha la tête.

— Je sais, père. Elle avait peur depuis très longtemps. Elle faisait d’horribles cauchemars. Pourquoi fallait-il que le sort tombât sur elle ? demanda-t-elle en tournant son visage vers lui. Elle voulait simplement être heureuse.

— Nous devons tous mourir un jour, Hatchepsout. Certains un peu plus tôt que d’autres, mais nous nous retrouverons tous aux pieds d’Osiris. Néférou n’était pas heureuse de la vie qu’elle menait.

— Mais elle aurait pu l’être. Si vous n’aviez pas décidé son mariage avec Touthmôsis. Si elle n’avait pas été la fille aînée du pharaon…

— Aurais-tu l’intention de bouleverser l’immuable, ma chère fille ? Elle était l’aînée. Je n’ai pas d’autre fils pour me succéder. Aurais-tu voulu pour épargner son sort à Néférou que j’éloigne Touthmôsis du pouvoir ?

— Vous ne le lui avez pas épargné, répondit calmement Hatchepsout. La mort était son destin.

Touthmôsis perçut un changement dans la profondeur de ces yeux calmes et limpides. Doté d’une sensibilité particulière, l’acuité de ses perceptions s’était trouvée renforcée par l’exercice du pouvoir. Les circonstances de la mort de Néférou menaient, selon lui, à une seule conclusion. À force d’avoir assisté, au cours de son règne, à des morts violentes il avait appris à reconnaître l’œuvre du poison. Il connaissait également les aspirations de ses ministres, et avait plus d’une fois déjoué leurs pressions. Il ne faisait aucun doute à ses yeux qu’on s’était livré, une fois de plus, à une manœuvre pour altérer le cours de son règne ou pour satisfaire les ambitions d’un prêtre ou d’un dignitaire. Mais il ressentait toutefois un immense soulagement, à se savoir désormais dispensé de prendre la décision qu’on attendait de lui. Certes, Néférou était la seconde femme du royaume, la fille de son sang, mais il redoutait la proclamation par laquelle il aurait remis entre les mains d’un garçon incapable et d’une fille faible son pays bien-aimé. Ce n’était pas pour en arriver là qu’il avait à maintes reprises risqué sa vie, n’épargnant ni son kâ ni son corps. Il souhaitait presque ne jamais éclaircir les circonstances de la mort de sa fille, ce qui, en fin de compte, convenait parfaitement à ses projets. Mais toutes les intrigues qu’elle impliquait, et le risque de nouveaux complots susceptibles de mettre sa dynastie en danger, l’incitaient à rester sur ses gardes et à mener son enquête, dût-il ne jamais mettre le coupable en accusation ni le traîner devant sa justice.

— Non, dit-il à la petite fille résignée qui se tenait devant lui. Son sort était bien de devenir Épouse Royale, mais il n’en sera rien. Elle a remis son destin entre tes mains, t’en souviens-tu, Hatchepsout ? Elle t’a dit : « Je n’ai jamais voulu d’une glorieuse destinée. Jamais… je te l’offre… »

— « Je te l’offre… et fais-en bon usage », poursuivit Hatchepsout. Je ne comprends toujours pas. Néférou disait souvent des choses que je ne parvenais pas à comprendre ; j’essayais pourtant.

Touthmôsis l’attira sur ses genoux.

— Néférou a été transportée à la Maison des Morts il y a deux heures, dit-il calmement, et cela va entraîner beaucoup de conséquences pour toi, ma petite. Tu es désormais la seule femme de sang royal.

Il sentit le petit corps se raidir.

Elle détourna la tête et dit d’une voix sourde :

— Grand Pharaon, allez-vous me faire épouser Touthmôsis à présent ?

— Tu es trop jeune pour parler de mariage. N’aimes-tu pas Touthmôsis ?

— Non. Il est ennuyeux.

— Hatchepsout, tu as encore de nombreuses années devant toi, et tu les mettras à profit pour comprendre les responsabilités auxquelles Néférou a refusé de faire face. Et c’est pour cela qu’elle est morte, tu comprends ?

— Non, répondit-elle sans hésiter. Bien sûr que non. Je ne comprends jamais rien.

— Tu sors d’un moule différent, poursuivit-il. Amon lui-même t’a prise sous sa protection. Mais il importe désormais que tu te montres particulièrement attentive à tes moindres gestes et paroles. Et ne te préoccupe pas de l’avenir. Il est entre Ses mains ; mais si j’estime que tu dois épouser Touthmôsis, tu m’obéiras, n’est-ce pas ?

— Si vous me l’ordonnez.

Il la secoua gentiment.

— Il t’est déjà arrivé de me désobéir ! Mais ne parlons plus de l’avenir, occupons-nous plutôt du présent. Dis-moi ce que tu as réellement fait cette nuit.

Elle se dégagea de son étreinte et se tint en face de lui, les mains derrière le dos.

— Je suis désolée, père, je ne puis vous le dire. Mais je n’ai rien fait de mal.

— C’est bon. (Il changea de sujet, comprenant qu’il ne pourrait rien en tirer de plus.) Le deuil de Néférou va commencer. Il n’y aura pas d’école, et tu ne pourras voir aucun de tes amis. Ta mère est en train de dormir et je te conseille d’en faire autant. Tu m’as l’air très fatiguée. Et ne t’étonne pas de ne pas voir Nosmé ces jours-ci. Je l’ai rabaissée au rang d’esclave, et je l’ai affectée aux cuisines de façon qu’elle sache que si moi, le pharaon, je l’ai élevée au rang de nourrice royale, je puis aussi la ravaler au rang de simple souillon.

— Ce n’est pas de sa faute si je me suis enfuie, dit Hatchepsout en souriant.

— Tu étais placée sous sa responsabilité. (Il frappa dans ses mains et Tiyi, la seconde nourrice royale, se présenta.) Mets-la au lit. Et veille à ce qu’elle y reste toute la matinée, lui ordonna Touthmôsis. Surtout ne la quitte pas un seul instant. (Il se pencha pour embrasser Hatchepsout.)

Elle lui entoura brusquement le cou de ses bras.

— Je vous aime, père.

— Je t’aime aussi, petite Hatchepsout. Et je suis heureux qu’il ne te soit rien arrivé.

— Comment aurait-il pu en être autrement, avec deux pères aussi puissants pour me protéger ? dit-elle gravement. (Elle sortit en souriant, la main dans celle de Tiyi.)

 

Pendant soixante-dix jours, tandis que le fleuve en crue transformait la terre en un vaste lac rouge et brun, le corps de Néférou, prêt à être embaumé, reposa dans la Maison des Morts, où on le préparait cérémonieusement à prendre possession de sa nouvelle demeure. La chair lisse et plombée qui s’était réchauffée aux rayons du soleil et avait connu la parure de l’or et la douceur des caresses, connaissait à présent une paix bien différente de celle à laquelle la jeune fille aspirait. Les prêtres enveloppaient les membres fragiles de fines bandelettes et remplissaient son corps non de nourriture, de vin ou d’amour, mais de tissus imbibés de natron, sous le regard aveugle de ses yeux résignés. Dans les ateliers du temple, les artisans mettaient une dernière touche aux sarcophages dans lesquels elle allait reposer. De l’autre côté du fleuve, gênés dans leurs tâches par l’eau qui venait se glisser jusque sur les dallages, les peintres, les sculpteurs et les tailleurs de pierre travaillaient nuit et jour à achever le petit temple mortuaire dont Néférou avait posé la première pierre, pour y recevoir après sa mort les offrandes de ceux qui viendraient lui confier leurs peines et leurs souhaits. Cela n’aurait pas dû se produire aussi rapidement. Il y avait quelque chose de désolant dans cette biographie qui s’inscrivait brièvement sur les murs du sanctuaire à peine terminé, où les ouvriers s’efforçaient de finir leur œuvre avant que Néférou ne passât de l’autre côté de la falaise, vers le profond silence de son tombeau de pierre dont l’entrée serait dissimulée à tous les regards, excepté aux siens.

L’inondation avait été importante. Les récoltes seraient excellentes et les impôts relevés. Les paysans, dans l’impossibilité de vaquer aux travaux des champs pendant les mois de crue, avaient loué leurs services pour participer aux projets de construction du pharaon, heureux de recevoir en échange le pain et les oignons. Sous un soleil éclatant, le pays semblait rempli d’oiseaux et de libellules aux fragiles ailes bleues et mauves qui s’élançaient à travers les champs inondés pour gober les moustiques dont la prolifération menaçait les hommes et les bêtes. L’Égypte tout entière résonnait des accents puissants de la fécondité et de l’opulence. Mais dans les ténèbres de la Maison des Morts, on s’appliquait à rembourrer les joues de Néférou, pour lui donner l’apparence d’une jeune fille endormie, avant que les bandelettes ne viennent lui recouvrir les yeux à jamais.

Aucune musique, aucun éclat de rire ne retentissait dans le palais. Dans les appartements de Néférou, les suivantes s’affairaient à réunir ses vêtements, ses ustensiles, ses meubles et ses petits pots de cosmétiques, tout ce qu’elle avait coutume d’utiliser et qu’elle utiliserait encore dans la solitude de sa tombe. Ses bijoux étaient enveloppés et rangés dans des coffrets d’or, et ses couronnes reposaient au fond de leurs écrins. Dans l’appartement des enfants, Nosmé et Tiyi empaquetaient ses vieux jouets, ses balles de cuir rouge et jaune, ses toupies, ses poupées de bois, sa petite oie peinte, et les cuillères avec lesquelles on la nourrissait, bébé, ainsi que les rubans et les robes qu’elle avait portés, enfant. Ses perruques furent brûlées à l’occasion d’une cérémonie brève et poignante, et les vastes pièces demeurèrent vides, en attendant leur prochain occupant, la nouvelle héritière de la couronne royale. Les portes furent fermées et les scellés posés, mais les rayons du soleil parvenaient à se faufiler à l’intérieur, répandant une poussière dorée comme si Râ était à la recherche de sa fille perdue.

Cette période fut pour Hatchepsout un moment d’extrême ennui mêlé au chagrin le plus profond. Elle passait de longs moments au zoo royal, à regarder grandir le petit faon, à nourrir les oiseaux, à faire la tournée des cages avec Nébanoum pendant qu’il abreuvait et nourrissait ses bêtes. Elle s’asseyait en sa compagnie sur la pelouse, à l’ombre des murs, effeuillant les marguerites jaunes et blanches parsemées dans l’herbe et l’interrogeant sur tout ce qui poussait, volait ou chassait. Nébanoum était un homme simple, solitaire et heureux, au savoir inépuisable. Il se prit de tendresse pour la petite fille soudain si désorientée. Il lui parlait des mœurs des oiseaux, des nombreuses variétés de fleurs, du repaire des daims dans le désert, et elle l’écoutait attentivement. Elle venait souvent seule, sans esclave ni escorte et, lorsque cela se produisait, il espérait de tout son cœur que l’Unique lui avait bien donné la permission de se promener ainsi à sa guise. Rien n’était moins sûr, mais elle avait dans une certaine mesure besoin de sa présence, et il gardait le silence.

Il n’y avait pas d’école. Khaemwese, le précepteur royal, restait à dormir au soleil dans un coin des jardins. Le jeune Touthmôsis passait son temps en compagnie de sa mère, maussade et ahuri. Quant aux fils des dignitaires, camarades de classe de Touthmôsis et d’Hatchepsout, ils restaient chez eux, profitant de ce congé inattendu.

Ahmès ne quittait pas ses appartements où elle prenait ses repas, solitaire, servie par la seule Hétéphras. Elle ne confiait à personne son chagrin. Née au palais, où son père était pharaon, et avant lui son père, elle savait parfaitement de quelle façon elle devait se comporter. Elle adressait de nombreuses prières à Isis, sa bienfaitrice, agenouillée devant l’autel qu’elle avait fait dresser dans sa chambre, de longues années auparavant. Elle priait plus souvent pour Hatchepsout que pour Néférou, qui avait sans doute rejoint Amon-Râ dans sa barque céleste et n’avait plus besoin de ses prières.

Quant au pharaon, il prit l’habitude d’arpenter les salles et les couloirs de son vaste domaine en pleine nuit, déconcertant les domestiques et surprenant les sentinelles qui veillaient dans le silence pesant. Pendant la journée, il se rendait en personne au temple afin d’y faire les sacrifices ordinairement offerts à sa place par ses représentants religieux. Il savait à présent ce qu’il voulait ; il ne transmettrait pas le pouvoir à Touthmôsis. Au cours de ses promenades nocturnes, il s’était longuement demandé s’il fallait ou non rappeler ses fils Wadjmose et Amon-mose qui gardaient les frontières et offrir à l’un d’eux la couronne royale, mais il avait rejeté ce parti. Soldats depuis fort longtemps, ils avaient tous deux atteint la quarantaine mais ce n’était pas ce qui le gênait le plus. Il reculait par sentimentalité devant la nécessité d’offrir Hatchepsout, une fillette de dix ans, en mariage à l’un d’eux, même si cette solution paraissait plus réaliste que l’étrange projet qu’il caressait. Par ailleurs, tous deux avaient des épouses et des familles dans leurs propriétés, en dehors de Thèbes, tous deux s’étaient tenus éloignés de la politique depuis de nombreuses années ; et puis… et puis… Et je ne suis pas maître de ma volonté, se disait-il agenouillé au pied de son dieu, dans le grand sanctuaire obscur. Ma volonté est celle d’Amon, mais il y a loin entre vouloir quelque chose et faire que cela soit.

 

Enfin, au milieu du mois de Mésore, lorsque le fleuve eut commencé à regagner son lit et que la riche terre noire réapparut, le cortège funèbre se forma sur la rive pour conduire Néférou à sa dernière demeure. La foule silencieuse regardait le cercueil qui allait être hissé sur la barque, avec tout ce qui l’avait rattachée à la vie. En cette matinée fraîche et ensoleillée la terre mouillée embaumait. Déjà, de jeunes pousses pointaient sur les terres gorgées d’eau des jardins. Affligés et perdus dans leurs pensées, les prêtres, le cortège funèbre et la famille prirent place dans les barques, pour gagner l’autre rive.

Hatchepsout se mit à frissonner. Ses mains recherchèrent la chaleur réconfortante de celles de sa mère.

Lorsque les barques heurtèrent doucement le rivage, Hatchepsout, Ahmès et le pharaon attendirent que le cercueil et les coffres soient descendus à terre.

Moutnefert et son fils se tenaient un peu à l’écart. Hatchepsout sentit les regards obliques que lui jetait le jeune Touthmôsis, mais son angoisse étouffa le déplaisir qu’elle en ressentit. Elle lui tourna délibérément le dos et se rapprocha de sa mère.

Touthmôsis la dévisageait d’un air sombre. Sa mère lui avait appris qu’à présent, il lui faudrait épouser Hatchepsout pour devenir roi. Il en avait été un instant fort mécontent, mais comme à son habitude, il avait enfoui sa révolte sous le moelleux coussin de ses pensées paresseuses et sa mine maussade en était la dernière trace.

Moutnefert, pratiquement méconnaissable ce jour-là, disparaissait sous les plis volumineux d’une étoffe bleue rehaussée de bijoux. Les yeux pétillants, elle jetait des regards furtifs au roi, son époux, persuadée que d’ici peu son fils serait prince héritier et, une fois marié, viendrait facilement à bout de la sauvagerie d’Hatchepsout. La mort de la princesse, bien que regrettable, ne représentait pas une telle catastrophe en fin de compte. Certes, Néférou aurait fait une épouse plus soumise et plus docile qu’Hatchepsout, mais qu’y faire !

Le cortège funèbre se forma. À sa tête, une douzaine d’esclaves portant sur leurs épaules les vases d’albâtre rose contenant la nourriture et les précieux onguents ; puis venaient d’autres esclaves chargés des longs coffres en cèdre où l’on avait disposé les vêtements et les bijoux de Néférou. Enfin suivait le traîneau sur lequel étaient disposés les quatre vases à l’effigie des quatre fils d’Horus renfermant les viscères de la jeune morte.

Ménéna s’avança et salua profondément le pharaon qui, d’un geste, ordonna le commencement de la cérémonie. Hatchepsout entendait s’élever derrière elle la longue plainte des pleureuses et, les yeux rivés aux talons du prêtre qui la précédait, elle s’efforçait de ne pas regarder le cercueil et de ne pas penser à son contenu. Haut dans le ciel bleu deux faucons planaient au-dessus de la foule. Leurs cris perçants couvraient le faible murmure des prêtres. Tout au long du chemin, les officiants de la nécropole formaient une double haie qui ployait, tels les blés sous le vent, au passage de Touthmôsis.

Soudain, la voix du prêtre de Néférou, le jeune Ani, s’éleva claire et sonore. « Réjouissez-vous pour elle, car elle a rejoint l’Horizon ! »

Au moment où la foule répondait : « Elle vit ; elle vivra éternellement ! » Hatchepsout fondit en larmes. Sa petite main se glissa brusquement dans celle de son père, mais elle n’en tira aucun réconfort.

La procession s’arrêta à l’entrée du tombeau, où attendaient les officiants. La foule était loin derrière. Les pleureuses se turent et le cercueil fut dressé à la verticale. L’espace d’un instant Hatchepsout leva les yeux et crut que les paupières dorées de Néférou allaient se relever, mais il n’en fut rien. Les faucons poussèrent encore une fois leur cri strident et d’un battement d’ailes s’éloignèrent. Les prêtres s’approchèrent pour procéder aux libations ; Ménéna, le couteau sacré à la main, s’avança et la cérémonie de l’Ouverture de la Bouche commença.

 

Durant quatre jours et quatre nuits, le cortège campa devant le petit temple. La toile des tentes bleues et blanches, telles les ailes de lourds oiseaux captifs, claquait doucement ; la foule des prêtres psalmodiait en agitant les encensoirs, d’où s’élevaient de petites colonnes de fumée grise qui disparaissaient bientôt dans la brise du désert.

Hatchepsout, assise en tailleur, le menton dans la main, à l’ombre du dais de sa mère, cherchait tristement des yeux quelque animal réfugié sur les rouges escarpements. À cette époque de l’année il était possible d’apercevoir sur les pentes montagneuses quelque jeune daim, un ibis ou bien une grue, une hirondelle, peut-être même la fugitive silhouette du lion des montagnes, mais rien ne bougeait sur les rochers. La petite fille alla se rafraîchir dans le fleuve. Par deux fois un faucon l’aperçut et tournoya lentement autour d’elle ; elle tomba à genoux pour rendre hommage au puissant Horus, le roi des cieux.

Le faucon poussa un cri et s’éloigna en direction du palais ; alors Hatchepsout se releva et fit quelques pas sur le sable marécageux. Elle ne pouvait admettre que l’on pût souffrir, vieillir ou mourir en ces jours printaniers. Le cœur gros, elle se dirigea vers les tentes et leurs occupants silencieux. Après tout, peut-être son père avait-il raison ; Néférou était un être fragile.

Devant le cercueil toujours dressé contre la paroi de la falaise les prêtres chantaient encore. Hatchepsout alla s’allonger sous sa tente et se mit à pleurer. Elle se sentait irrémédiablement seule…

Enfin, le quatrième jour, au coucher du soleil, tout le monde se réunit devant le tombeau et les prêtres et les officiants de la nécropole conduisirent Néférou à l’intérieur de la montagne. Touthmôsis, Ahmès et Hatchepsout les suivirent pieds nus, les bras chargés de fleurs, frissonnant en pénétrant dans l’obscurité glaciale.

Hatchepsout, qui ne quittait pas sa mère des yeux, parvint sans s’en apercevoir à la chambre funéraire, et jeta autour d’elle des regards apeurés. On avait placé Néférou entourée de ses trésors, déjà lointains et gris comme la mort, dans son sarcophage que les officiants s’apprêtaient à fermer. L’assistance attendait ; Hatchepsout n’osait faire un geste de peur de toucher quelque chose et de déclencher… mais quoi donc ? Le grincement du couvercle du cercueil ? Un mouvement des mains blanches sous les fines bandelettes ?

Enfin les hommes se reculèrent et Ménéna entonna le dernier chant rituel de sa voix voilée et étouffée par le silence solennel et pesant. Ahmès réprima une forte envie de pleurer. Touthmôsis semblait taillé dans la même pierre que celle des gigantesques gardiens sculptés et peints ; mais son esprit travaillait fiévreusement et, derrière un regard sans expression, il traquait sa proie. Le grand prêtre se tut, salua et sortit. Touthmôsis s’avança alors et déposa des fleurs sur le sarcophage de sa fille. Ahmès fit de même, puis ils disparurent ensemble dans le passage souterrain.

Hatchepsout se retrouva seule. C’était son tour à présent. Elle s’approcha de Néférou et, terrifiée, prit soudain conscience que la qualité du silence avait changé.

— Tu n’es pas vraiment morte, n’est-ce pas Néférou ? murmura-t-elle.

Derrière elle, l’esclave qui portait une seule lampe rassurante s’agitait nerveusement. La petite fille jeta à terre une pluie verte et rose de fleurs et s’élança dans l’obscurité pour rattraper le pharaon, en criant son nom.